Rencontre avec Lara Khoury

Créer des vêtements qui font sens

Ghida Ladkani

Les créations de Lara Khoury ne laissent jamais indifférent ; douée d’un talent splendide et animée d’une passion débordante, elle conserve cependant toute son humilité et son charme naturel. Jeune créatrice de mode libanaise, Lara est constamment inspirée et inspirante, s’assurant que tout son travail ait un sens profond au-delà de son aspect. C’est avec plaisir que nous l’avons retrouvée dans son magnifique studio du quartier de Gemmayzé à Beyrouth, où elle nous a parlé de sa passion pour le design, de ses débuts, ainsi que de sa dernière collection.

J’aimerais que tu nous dises où tu as grandi, et en quoi cela a contribué à ta vision de ton art…

Mon père travaillait pour une compagnie grecque en Arabie saoudite, nous y avons donc vécu pendant dix ans, puis pendant deux ans à Dubaï, avant de revenir au Liban quand j’avais douze ans. Nous sommes une famille de cinq enfants. J’étais dans une école française en Arabie saoudite et à Dubaï, j’ai appris des Français, j’ai été influencée par leur façon de penser, leur mode de vie. Quand je suis arrivée ici au Liban, ça a été un choc : au début je ne ressentais aucun lien avec mon propre pays, il y avait plein de choses que je n’arrivais pas à comprendre, surtout au niveau social… Avec le temps j’ai appris à aimer mon pays, mais ça n’a pas été facile du tout.

J’ai été particulièrement influencée par ma tante qui était créatrice de mode. Elle avait un magasin pour les femmes enceintes, et c’est elle qui m’a poussé à me lancer.

À quel moment de ta vie as-tu réalisé que tu voulais te consacrer à la mode ?

En fait, j’ai toujours pratiqué toutes sortes de disciplines dans mon travail : je travaille la sculpture, la vidéo, je dirige les séances photo et d’autres choses de ce genre pour ma marque. Je me suis toujours interrogée sur mon rapport à la mode : est-ce que c’est la meilleure chose à laquelle me consacrer ? Encore aujourd’hui je me demande régulièrement : et si j’avais choisi l’architecture ou la photographie ? J’ai d’autres passions, mais la vie m’a menée où j’en suis maintenant et j’en suis très satisfaite !

Le design est vraiment ma passion, mais mon frère est architecte et à chaque fois que je vois son travail, je me dis : waouh, ça aurait été extraordinaire si j’avais été architecte ! Et cela se voit dans mes créations, parce que je travaille toujours sur les volumes. Mon idée de la mode a toujours été de façonner la silhouette des femmes d’une façon flatteuse.

En 2010 tu as lancé ta propre ligne sous ton propre nom. Comment as-tu su que c’était le bon moment ?

Je suis du genre à déprimer si je n’ai rien à faire en me levant le matin… Je suis revenue au Liban en 2006 après avoir obtenu mon diplôme à Paris, et je voulais juste rester deux semaines ici et retourner travailler à Paris. Mais après la guerre, je n’avais plus mon passeport brésilien, et je ne pouvais pas retourner en France avec le passeport libanais avant un an, alors j’ai commencé à travailler à Beyrouth.

J’ai commencé avec Elie Saab, puis les choses ont évolué ; au bout d’un an j’ai décidé de quitter ce travail, et c’est alors que Rabih Kayrouz m’a proposé de rejoindre Starch. Ensuite j’ai décidé de consacrer six mois à lancer mon propre projet. C’était la chose évidente à faire : même si je savais qu’en commençant si jeune – j’avais 24 ans à l’époque – il serait impossible de faire une pause ou de changer d’avis, mais je me suis lancée.

Tu as travaillé avec Elie Saab et Rabih Kayrouz ; qu’est-ce que ces deux designers t’ont apporté de spécifique ?

Elie Saab est une personne très intéressante : il sait ce qu’il veut et il a bâti une énorme entreprise qui fonctionne très bien. Quand j’ai travaillé chez lui pendant un an, j’ai appris comment son entreprise fonctionne, et comment chaque département interagit avec les autres composantes de la maison. C’était ma première expérience dans la mode, mon premier travail, et c’était passionnant de votre comment cette énorme machine tourne.

Il travaille dans le glamour, dans la mode, et quand tu as un certain style, il y a une certaine façon de réaliser les choses. Alors il a plusieurs sections dans son entreprise : par exemple il a son propre département consacré à la broderie. Quand tu fais ce genre de création, tu dois utiliser ce genre de technique, mais ce n’est pas applicable à toutes les maisons de couture. En tout cas, c’était vraiment très intéressant à comprendre.

Après cela, la rencontre avec Rabih a été particulièrement enrichissante, parce que notre relation est devenue une amitié. Il m’a dit : « Écoute, tu as travaillé avec Elie Saab et tu as forcément été influencée par son travail et sa façon de faire les choses, mais tu dois trouver ton propre style et faire les choses à ta manière. »

Il y avait de la broderie dans mes premières créations : quand il les a vues, il m’a dit que ce n’était pas moi. Il me connaissait déjà de l’université, et il a pu me guider dans la direction qui me correspondait.

Peux-tu nous expliquer comment tu pars d’une idée pour la concrétiser en une pièce que tu peux présenter dans ton atelier ?

Je donne beaucoup d’importance au message qui sous-tend tout ce que je fais, et c’est très motivant, d’autant plus qu’à Beyrouth, il y a tellement de choses que j’ai envie de communiquer. C’est vraiment vital pour moi de ne pas créer uniquement des vêtements, mais avant tout des vêtements qui ont un sens.

J’ai commencé ma première collection en 2011 alors que j’étais encore en train d’expérimenter et de chercher ce que je voulais faire. Vers la fin de 2011, j’ai tout repris à zéro, j’ai redémarré dans une nouvelle direction et ça a été comme une renaissance.

J’ai présenté ma première collection en 2012, baptisée « Gloutonnerie » ; c’était au sujet de cette société où tout le monde en veut toujours plus, où les gens sont tellement avides et veulent tout pour eux : socialement, politiquement, économiquement. C’est pour cela que j’ai joué avec les volumes : par exemple il y a un pantalon assez grand pour quatre personnes, mais destiné à être porté par une seule personne. Il s’agissait de sur-dimensionner les volumes avec des formes extravagantes.

Il y a par exemple un autre message dans la collection de l’automne 2016. Elle est baptisée « Beyrouth », à cause de ce qu’il s’y passait quand la crise des ordures a éclaté et qu’on pouvait littéralement sentir la corruption dans notre vie quotidienne. On se réveillait le matin, on sentait l’odeur des poubelles et on se souvenait à quel point nos dirigeants nous prennent pour des imbéciles. J’étais très triste de ce qui arrivait à Beyrouth, et dans cette collection j’ai décidé de porter le deuil de ma ville, et j’ai fait toute la collection en noir. C’était une décision difficile et je savais que j’allais être critiquée, d’autant plus que j’avais fait des collections totalement opposées à cela. Par exemple, deux années auparavant, il y a eu la collection « Phoenix », qui est le symbole de la renaissance de Beyrouth et du Liban.

Tu es partie étudier à l’étranger ; j’aimerais savoir comment ta famille a réagi.

Quand j’ai annoncé à mon père que je voulais devenir créatrice de mode, au début il n’a pas été très compréhensif : il est ingénieur civil, ma sœur aînée est dermatologue et la seconde a un diplôme supérieur en finance… Mais avec le temps, quand il a vu comment j’essaie de me dépasser, de faire des rencontres, de me faire connaître pour que les gens s’intéressent à mes créations, il a compris que ce n’est pas l’orientation professionnelle que vous choisissez d’étudier qui fait votre succès, mais votre personnalité.

C’était il y a maintenant plus de dix ans. Il faut reconnaître que devenir designer de mode n’était pas un choix très réaliste, il n’y avait pas vraiment de futur là-dedans, surtout dans la société libanaise. Mais je crois que je ne lui ai pas vraiment laissé le choix, et c’est pour cela qu’il m’a soutenue !

…et ta vie à Paris ?

Paris est une ville très intéressante ; je n’ai pu y vivre qu’une année, et j’ai dû revenir au Liban à cause de la guerre de 2006. Mes parents m’on soutenue quand je suis rentrée, surtout quand j’ai arrêté de travailler avec Elie Saab. À l’époque je rêvais de retourner vivre à Paris, mais avec le soutien de mes parents, et notamment de mon père, j’ai décidé de rester à Beyrouth et de lancer ma propre entreprise ici.

Mon père a été mon ange gardien. Il m’a aidée financièrement pour ouvrir mon studio et lancer mes collections. Ça n’a pas été facile parce que je n’avais aucune compétence en business, et je ne pensais qu’à faire les choses de manière artistique. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi je voulais faire certaines choses de telle ou telle manière. Mais il m’a toujours soutenue, et je ne serais jamais arrivée là où j’en suis sans son amour et son appui constant.

Parle-moi de ta nouvelle collection et de son message.

C’est une collection très différente, parce qu’après « Beyrouth » je ne voulais plus parler de mon pays. Alors j’ai cherché d’autres idées et j’ai pris une nouvelle direction : c’est inspiré par le livre intitulé La Source vive, de Ayn Rand ; c’est un livre des années 1940. Le héros est un architecte très talentueux, mais qui ne peut se permettre de devenir aussi célèbre que les autres. Dans le livre j’ai vraiment ressenti le poids de la société au travers des personnages, qui ont des personnalités très fortes. L’un d’eux veut contrôler tout le pays, un autre est extrêmement riche et veut également le pouvoir… L’idée centrale c’est que le personnage principal obtient finalement ce qu’il veut : il ne se soucie de rien d’autre, il ne se préoccupe pas de ce que pensent les autres, et tout ce qu’il veut c’est avancer à sa façon.

J’ai commencé à imaginer à quel point l’esprit d’une personne peut être créatif et sembler étrange. Ainsi la collection évoque le fonctionnement du cerveau d’une personne créative et jusqu’où son imagination peut aller. C’est pour cela que la collection introduit de nouvelles textures, de nouveaux tissus, avec de nouveaux détails.

Comment imagines-tu la femme pour laquelle tu conçois tes créations ?

C’est une question que je me suis encore posée il y a quelques jours, parce que Aïshti [un concept store de luxe à Beyrouth] m’a demandé de faire une séance photo avec une « muse ». Et c’est très difficile, parce que finalement, la personne pour laquelle je conçois mes vêtements, c’est moi… et c’est très difficile de trouver quelqu’un qui serait comme moi. Une personne qui serait créative, ouverte aux nouvelles idées, confiante en ses propres idées et son propre design, confiante en sa propre créativité.

Je pense que je conçois mes collections pour une femme avec un caractère suffisamment affirmé pour oser porter des choses qui sont un peu inhabituelles dans cette société où tout le monde cherche à avoir le même look.

Quand je crée, je veux vraiment que mes clientes se sentent à l’aise dans ce qu’elles portent. Alors mes pièces ne sont jamais trop serrées ni contraignantes, pour que le corps puisse bouger librement. Je pense aussi aux petites détails : les poches, le col… Ils doivent être bien conçus et confortables. Je pense toujours au ressenti de la cliente quand elle portera le vêtement. Une partie de mon image de marque passe par une émotion et un souvenir. C’est pour cela que j’utilise des tissus agréables au toucher, et nous mettons des petits sacs parfumés dans mes vêtements.

Peux-tu me dire qui sont tes sources d’inspiration ?

Chaque deux ou trois ans je fais une liste mentale des gens qui m’inspirent à ce moment. Mais il n’y a qu’une seule personne qui soit restée dans cette liste depuis le début, et c’est Yohji Yamamoto. C’est la seule personne qui est restée fidèle à une même vision depuis le début. Il sait que le noir se vend bien une fois dans les rayons, mais que ça ne fait pas de belles photos, pourtant il y est resté fidèle parce que c’est cela qu’il veut faire. Il joue aussi avec les volumes ; il pense à la façon dont le tissu tombe et bouge avec le corps. Il est vraiment une source d’inspiration permanente, et je considère qu’il est l’un des meilleurs designers au monde.

En quoi est-ce différent de créer pour les hommes ?

C’était vraiment un défi : je voulais depuis le début créer des vêtements pour les hommes, mais j’ai dû commencer avec les vêtements féminins. J’ai lancé ma première ligne pour hommes en octobre dernier, et j’espère que la prochaine sera disponible dans quelques semaines. J’ai aussi lancé une collection de mariage en février 2015, et elle contient quelques tenues pour hommes. J’ai donc désormais trois lignes.

La ligne pour hommes, c’est une façon de penser complètement différente. Je suis convaincue que la mode n’existe que si elle est portée, et malheureusement les hommes libanais ne portent que du noir et ne veulent pas vraiment expérimenter. Alors j’ai commencé ma ligne avec des pièces que ces hommes pourraient réellement porter. Je me suis concentrée sur les costumes et les vestes, nous verrons ce que l’avenir nous réserve.

En matière de mode, quelle est ton époque favorite ?

Je dirais aujourd’hui, surtout avec la mondialisation, il y a tellement de modes et d’ambiances qui arrivent en même temps. Et si je devais choisir une seule atmosphère, ce serait le style japonais contemporain.