Rencontre avec Krikor Jabotian

Ghida Ladkani

En arrivant dans l’atelier de Krikor Jabotian à Achrafieh à Beyrouth, j’ai tout de suite su que la rencontre serait un véritable moment de bonheur. Les sublimes robes du jeune créateur ornent les murs de son atelier. Blanc du sol au plafond, l’atelier est d’ailleurs magnifique, et l’on sent le soin apporté à chaque détail. Krikor a partagé cette belle journée avec nous.

Tout d’abord, je voudrais que tu nous parles de tes débuts, de tes premières influences, de ton éducation. En particulier, d’où te vient ta passion pour le design ?

Dès mon enfance ma famille a su que j’allais travailler dans le monde de l’art d’une manière ou d’une autre, mais au cours des années, c’est vers la mode que je me suis orienté. Il y avait beaucoup de choses qui attiraient mon attention, des choses que les enfants de mon âge ne remarquent pas d’ordinaire ; comme par exemple les mouvements de la jupe de ma mère, l’harmonie des couleurs, les tissus… Je me renseignais beaucoup sur les tissus, parce que ma grand-mère cousait beaucoup, et c’est quelque chose qui m’intriguait. Alors je posais beaucoup de questions à propos des tissus, des textures, des couleurs, des mouvements des vêtements et comment ils tombent sur le corps, tout ça m’intriguait…

Ma mère était un peu sceptique et se demandait pourquoi je posais autant de questions, pourquoi je n’étais pas comme les autres enfants. J’étais très introverti, toujours dans mon coin, je dessinais et je coloriais beaucoup. J’aimais des choses que les enfants de mon âge n’apprécient pas d’habitude. J’ai commencé à dessiner la nature, et après quelques années je me suis mis à dessiner des femmes, puis des femmes portant des robes, et finalement juste les robes. C’est alors que j’ai réalisé que je voulais me consacrer à la mode, parce que la mode combine plusieurs aspects. J’aime à penser que c’est une forme d’art qui a plusieurs dimensions ; c’est comme de la sculpture, mais c’est aussi de la peinture : à la base, façonner des formes et créer des volumes, et en même temps combiner des couleurs… il y a tant de disciplines artistiques réunies en une seule.

Votre famille vous a soutenu dans vos choix ?

Oui, beaucoup ! Mon père aurait aimé que je reprenne sa bijouterie, et à un moment j’ai essayé de le faire, et j’ai aimé le faire, mais j’étais trop attiré par la mode. Il a été un peu déçu que je ne reprenne pas son affaire, mais ensuite il a été très compréhensif et m’a soutenu dans mon choix d’ouvrir mon propre atelier.

Et à quel moment as-tu pris la décision d’étudier la mode ? Comment as-tu su que c’était la bonne décision ?

Je me souviens que lorsque j’avais 17 ans, j’hésitais entre l’architecture et la mode, je me demandais si la mode ne serait pas trop difficile, mais ma mère, qui était ma première supportrice, m’a dit : « tu dois absolument suivre ton instinct : tu as toujours voulu travailler dans la mode et devenir un designer, alors tu dois absolument suivre ton rêve et te lancer. » Ainsi c’est elle qui m’y a poussé, parce qu’à cet âge j’avais un peu peur. Tu sais, à cet âge, tu manques d’orientation, tu te poses plein de questions et tu n’est jamais réellement certain de tes décisions et de ce que tu veux faire plus tard dans la vie, mais ma mère m’a vraiment poussée dans la mode. C’est de cette façon que je suis entré dans une école de mode à 18 ans, et j’étais très heureux : j’étais vraiment dans mon élément.

Et ensuite tu as travaillé avec Elie Saab…

Hé oui ! Juste après mon diplôme de l’école de mode, j’ai rejoint le département créatif d’Elie Saab, et j’y ai travaillé exactement 7 mois, puis j’ai démissionné. Et quatre mois plus tard, j’ai eu la chance de travailler avec un designer indépendant, Rabih Keyrouz. C’est quand la Maison Rabih Kayrouz m’a contacté et m’a proposé de participer au projet Starch. Starch est une plateforme qui soutient les jeunes designers libanais, et j’ai été vraiment heureux d’en faire partie. J’y suis resté 10 mois, puis j’ai eu l’opportunité de me lancer, cette fois complètement seul.

Comment était-ce de lancer ta marque de manière indépendante ?

En 2009, j’ai ouvert mon atelier alors que je n’avais que 23 ans : c’est vraiment très jeune, j’étais encore un gamin [note de l’éditeur : Orient Palms y était!]. J’étais très heureux, mais c’était beaucoup de travail. Tout ce que j’avais économisé grâce à Starch a été investi dans cette première entreprise que j’ai lancée avec mes partenaires de business d’alors, jusqu’à ce que je décide de transformer l’ensemble en entreprise familiale. C’est ainsi qu’au bout d’un an ou un an et demi, j’ai changé de stratégie et j’ai transformer mon entreprise, Atelier Krikor Jabotian, en entreprise familiale, et ça n’a pas changé depuis.

Si tu devais retenir une chose en particulier de ton expérience avec Elie Saab, ce serait quoi ?

Chaque étape de ma carrière jusqu’ici a été mémorable et très enrichissante. Je suis encore comme une éponge, j’apprends de toutes les expériences que je traverse… et j’en ai eu beaucoup ces sept dernières années ! En fait, j’ai l’impression que ça fait beaucoup plus que sept ans ! (Rire)

Elie Saab m’a appris à aimer la broderie. Avant de rejoindre son équipe, je n’étais pas dingue de la broderie, et je pensais que c’était un peu nul, « bling-bling mais pas beau », dans le genre « je suis anti-bling-bling », tu vois… ? J’étais très alternatif dans mon approche de la mode. Mais j’ai découvert que si la broderie est faite avec goût, tu peux créer de véritables bijoux… et maintenant tout, dans mon travail, est basé sur les broderies. Évidemment, j’ai fait beaucoup de recherches, j’ai beaucoup travaillé le sujet, et maintenant j’ai réussi à me créer mon propre style : je mets vraiment beaucoup de moi-même dans la broderie. Beaucoup de mes designs sont d’ailleurs basés sur la broderie, et c’est à partir d’elle que je développe le reste.

Alors c’est grâce à Elie Saab que j’ai été introduit dans l’univers de la broderie et que j’ai appris à l’aimer.

Et que retiens-tu de ton expérience avec Rabih Keyrouz ?

Avec Rabih, j’ai appris quelque chose de très important : il ne faut jamais payer pour de la publicité, parce que je pense que payer pour la pub dévalue ton travail. Alors j’ai adopté une stratégie du boucle-à-oreille, et depuis que j’ai lancé mon business, c’est resté ma façon de faire.

OK, maintenant je voudrais qu’on aborde ton processus créatif, comment tu transforme une idée que tu as dans la tête en un objet tangible…

Hé bien, concevoir un nouveau design passe par différentes étapes et par différentes méthodes, mais en premier lieu je commence par dessiner. Étant quelqu’un de très visuel, j’aime toujours travailler avec mes mains et mes yeux. Alors une fois qu’on a créé les looks, on propose toujours des modifications et des ajustements, et on finira toujours avec quelque chose qui n’a à voir avec l’idée initiale. C’est un processus vraiment amusant, parce que tu découvres tout le temps de nouveaux niveaux à ton projet initial.

Et d’où te viennent tes idées initiales ? Qu’est-ce qui t’inspire ?

Tout et n’importe quoi ! Ça peut être quelque chose de magnifique, parfois quelque chose de laid, ça peut être de la musique, un film, vraiment, ça pourrait être n’importe quoi. Je suis quelqu’un de très émotif, alors je dessine quand je suis heureux ou quand je suis en colère, mais je ne peux pas créer quand je me sens indifférent.

Habituellement je dessine beaucoup dans l’avion ; quand je voyage, j’emporte un carnet et je travaille. Je mets ma musique et je dessine…

Est-ce qu’il y a des robes que tu as dessinées dans un avion ?

Oui ! Pour la collection Dahlia, j’ai dessiné les idées initiales dans l’avion. Puis nous les avons développées ici.

Quant tu dessines, tu dessines le concept pour l’intégralité de la collection ?

Ce que je fais, c’est que je dessine les silhouettes principales, les volumes, les contours et ensuite je développe à partir de là.

Parfois je dessine en m’inspirant de broderies. C’est quelque chose que je voudrais expliquer : les broderies m’aident beaucoup à parvenir aux designs. Plusieurs fois, je n’ai pas utilisé de tissus, mais plutôt des broderies, qui ont en quelque sorte remplacé le tissu. J’ai utilisé du tulle entièrement embelli de broderies, par exemple, et je l’ai considéré comme si c’était du tissu.

Si tu devais décrire la femme pour laquelle du conçois tes robes…

Pas forcément jolie, parce que jolie ne veut pas dire belle, mais c’est une belle femme. C’est une personne qui est consciente de ses forces et de ses faiblesses, et elle se concentre sur ses atouts. Elle est forte, elle a du caractère. Quand elle entre dans une pièce, les têtes se tournent.

Quels artistes t’inspirent ?

Pour ce qui est de la mode, j’ai toujours été attiré par Christian Lacroix, et je trouve que c’est dommage qu’un tel artiste ait dû arrêter la mode. Je pense à lui non seulement comme un designer, mais aussi comme un artiste, avec sa façon de mélanger les couleurs, les tissus et les textures, les volumes, les formes. Je pense qu’il avait son propre univers, que j’adorais. J’aurais aimé voir comment son travail aurait évolué jusqu’à aujourd’hui, et ce qu’il ferait désormais avec ce qui se passe dans le monde de la mode.

Par ailleurs, j’aime le cubisme, en particulier Picasso. Sa façon de voir la construction est très intéressante.

Peux-tu me parler de ta collaboration avec Mashrou’ Leila [note de l’éditeur : un célèbre groupe de rock indépendant libanais], comment c’est arrivé, et comment s’est déroulée votre collaboration ?

Alors, pour commencer, deux des gars sont vraiment de bon amis : Hamed et Haig ; ils étaient en train de travailler sur leur nouvel album, Ibn El Leil. Ils m’ont demandé si j’accepterais de collaborer avec eux pour créer leurs costumes, et une fois que j’ai entendu l’album ça m’a beaucoup excité, parce que je pouvais m"identifier au thème et à la musique, ainsi qu’aux musiciens eux-mêmes. J’ai adoré la musique de l’album, c’était une incroyable évolution pour eux.

On a proposé cet effet noir sur noir pour tous les garçons, et j’étais très excité de les voir heureux de porter du « bling bling ». C’était noir sur noir, « bling bling » sur noir, et j’étais content de voir qu’ils ont tous aimé les looks, surtout le reste du groupe, Carl et Bob, ils n’ont pas été rebutés parce que ça reste subtile.

On dirait que tu as adapté chaque tenue au musicien qui la portait…

Il y avait cinq t-shirts différents : j’ai seulement travaillé sur des t-shirts et j’ai aussi aidé au stylisme. On a conçu le style global, et chaque t-shirt a été conçu pour chacun des musiciens, alors au fond c’est de la couture.

Hamed a été très surpris de me voir aussi sérieux dans mon travail, et après m’avoir vu aussi concentré et précis, on est revenus à la normale et on est allés boire quelques verres (rires).

J’étais également très excité de les voir porter les tenues sur scène, parce qu’avec les jeux de lumière et tous ces projecteurs, voir les reflets de la lumière sur les broderies, qui bougeaient avec les musiciens, c’était absolument magnifique.

Est-ce que tu pourrais partager quelques histoires à propos de tes collections ?

Comme je te l’ai dit, je suis quelqu’un de très émotif, alors chaque collection que j’ai dessinée correspond à une phase de ma vie. C’est très psychologique.

Closure (A/H 2013-2014), par exemple : j’ai créé la collection alors que j’étais en train de vivre la fin d’une relation. C’était une période très pénible de ma vie, et j’avais besoin de monter une collection dans laquelle je mettrais tous mes sentiments et mes émotions. C’est de cette façon que je m’exprime : avec mes mains, mes yeux et mon travail.

Akhtamar (P/É 2014) tire son inspiration de cette légende au sujet d’une princesse arménienne dont l’histoire est très intéressante. J’ai essayé d’imaginer les différentes facettes de cette princesse Tamar, et j’en suis arrivé à 12 princesses différentes, 12 versions de la princesse Tamar, chacune unique et différente. C’est comme cela que je l’ai imaginée : une fois portant du rouge, une fois du beige, une fois un peu plus sensuelle avec des vêtements qui la dévoilent un peu plus, à un moment elle porte des robes plus transparents… Il y a aussi beaucoup de broderies dans cette collection.

Ce qui est arrivé avec Amal (A/H 2014-2015), c’est que j’étais en vacances à Paris, et j’ai rencontré cet artiste qui faisait des sculptures en silicone, et j’ai eu l’idée d’essayer de travailler avec lui, c’est-à-dire d’injecter du silicone dans de la dentelle. On a essayé et le résultat était très beau, alors j’ai créé une série de pièces en m’inspirant de cette technique. Mais j’étais un peu inquiet, je ne savais pas si les gens allaient aimer la collection parce que le résultat n’est pas conventionnel. Beaucoup de gens ont fini par l’aimer, mais ne se voyaient pas dedans, même s’ils l’appréciaient. C’était une expérience, et la moitié de la collection était basée sur cette technique : nous avons aussi conçu ces formes florales avec du silicone ainsi que des formes aquatiques.

Malheureusement, The Last Spring (P/É 2015) a été ma dernière collection de couture – j’aurais dû changer le nom (rires). C’était très mélancholique, très sentimental, et tout en noir. J’ai imaginé une fille qui vivrait son dernier printemps, comment se déroulerait cette saison… c’était un peu dramatique et un peu sombre, j’ai même choisi un fond noir derrière la fille pour les photos, et on a aussi joué sur la lumière.

Je suis très excité par ma nouvelle collection, qui est une collection de robes de mariée. Beaucoup de gens pensent que je suis un designer de robes de mariage, même si je ne fais pas que cela. Comme le blanc est ma couleur préférée, les gens m’ont associé à cela, mais c’est pour cela que j’ai voulu faire une collection de mariage : je me suis inspiré du peintre Gustave Courbet. J’ai commandé une immense peinture à un artiste, et je voulais donner l’impression que le modèle sortait de la peinture et venait vers nous, comme s’il y avait deux images dans la même image. Alors j’espère que le résultat sera beau. Dans environ un mois, la collection sera terminée et je pourrai faire les photos.

Qu’est-ce qui t’a fait commencer à dessiner la collection “Little Misses” pour les petites filles ?

Oh c’est une histoire sympa ! D’habitude, avant de faire une robe, j’en fais une version miniature. Mais un jour, une cliente a vu ce petit mannequin et a pensé que je la faisais pour un bébé, alors elle m’a demandé si je faisais des robes pour les enfants, j’ai répondu oui… après tout c’est la même méthode que pour créer une robe d’adulte. Alors elle m’a commandé deux robes pour sa fille, et c’est comme ça que ça a démarré : sa fille était très belle, elle a porté les robes à deux mariages et elle a attiré d’attention parce qu’elle était pétillante et qu’elle portait ces robes avec un petit boa en fourrure autour du cou. Les gens se sont renseigné sur les robes et j’en ai fait un business ! Et puis c’est très amusant de coudre des robes en miniature.

Les accessoires tiennent un rôle important, est-ce que tu peux expliquer pourquoi ?

Je pense qu’un designer peut créer à peu près n’importe quoi : des bijoux, des accessoires, des décorations d’intérieur… si tu as une idée en tête et que tu collabores avec le bon artisan, tu arriveras toujours à réaliser ton idée. Dans la mode j’utilise beaucoup d’accessoires avec les robes, et je travaille avec plusieurs artisans pour transformer mes idées en réalité. Bien que mon père ne travaille plus dans ce business, j’ai beaucoup appris de lui à l’époque.

Je crois beaucoup au travail collectif, à la collaboration, une idée qui vient d’ici et une idée qui vient de là, combiner les différentes idées venues de différents endroits… ça enrichit le travail, et quelqu’un d’autre peut agrandir ton imaginaire et ta façon de penser. Écouter les opinions et les critiques est très important. J’aime écouter, j’aime voir les gens faire leur travail, ça m’ouvre de nouveaux horizons pour réfléchir et créer.

Alors, pour finir j’ai une question amusante. Si tu pouvais choisir une personnalité du passé et l’habiller, de qui s’agirait-il ?

Oum Kalsoum évidemment [note de l’éditeur : la légendaire chanteuse égyptienne] ! Je l’adore, elle m’inspire beaucoup. J’aurais fait une Oum Kalsoum à ma façon, toujours classique, parce que j’aime tout ce qui est classique, mais avec un truc spécial. Je l’aurais un peu pimentée. J’écoute toujours sa musique, c’est très émouvant et inspirant.

Interview enregistrée en décembre 2016 à Ashrafieh, Beyrouth. L’entretien s’est déroulé en anglais, traduction par Orient Palms.